20 ans auparavant
C'est moi qu'il regarde. Il m'inspecte comme un animal de foire, ce que je ne suis pas. Je suis entouré de mes deux soeurs dont l'une est très malade. Mais ce n'est pas à elles qu'il s'intéresse mais bien à moi. Je ne sais pas ce que je présente de si attrayant pour qu'il me fixe ainsi.
Ma mère fait enfin son entrée, ses yeux sont rougis d'avoir trop pleuré. Je lis sur son visage de la crainte mais surtout des remords. A huit ans, je suis un jeune garçon intelligent et observateur. On me le répète souvent. Pourtant les raisons et les débouchés de cette situation, que je juge étrange, me sont inconnus. Je ne comprend pas pourquoi cet homme aux beaux habits me porte de l'intérêt. Et ce que je ne comprend surtout pas c'est l'attitude de mon père. Celui s'agite et lance des regards furieux à ma mère, qui baisse les yeux devant lui à chaque fois. Je vois ses mains qui tremblent et son visage est si crispé qu'il me fait peur. J'en suis certain maintenant, c'est lui la cause de tout cela. Je me sens si seul, face à l'inconnu. Tous les sons m'agressent et mon coeur s'agite. Je ne connais pas ses intentions mais je sens que c'est grave. Sinon mes parents ne seraient pas dans un tel état. Mon instinct ne me fait pas défaut. Il m'ordonne de fuir. Mais mes jambes ne m'obéissent plus depuis que l'homme a porté son regard sur ma jeune personne.
Ma mère finit par s'asseoir et porte ses mains à sa figure. Jamais je ne l'avais vu pleurer et cela me fait si mal que la colère m'envahit. Pour qui se prend-il celui-là, pour mettre ce climat de tension chez nous et provoquer les pleurs de ma mère ? Je me lève brusquement et mes petits doigts essuient les larmes de celle qui m'a donné la vie. Elle me repousse et ses cris de chagrins redoublent. Ai-je fais quelque chose de mal pour qu'on me traite ainsi ?
Pendant que je retourne auprès de mes soeurs, les deux adultes discutent. J'entend par là mon père et l'inconnu. Sa grande cape rouge traîne derrière lui et ses mains serties de divers bijoux s'agitent en direction de mon père. C'est en voyant cela que je comprend enfin. Ils marchandent. A la vitesse d'un éclair tout devient évident dans ma tête. Nous sommes pauvres, mes parents ont besoin d'argent pour refaire notre maison qui s'écroule. Ils ont mes soeurs à entretenir et la petite dernière à faire soigner. Malheureusement ma mère n'a pas de travail et mon père ne gagne pas assez. J'ai assez de connaissances du monde des adultes pour savoir que les enfants Cendres sont souvent vendus comme esclaves aux Perles. Je suis un garçon en bonne santé et qui deviendra fort. Ils vont me vendre. J'espère au moins que je vaux mon pesant d'or.
Etrangement je ne ressens pas de peur, juste un profond dégoût pour mes géniteurs. Moi qui les aime et les aide... et voilà comment ils me remercient!
Finalement, leurs deux mains se serrent. Ma valeur est fixée. Le bruit de leurs paumes qui s'entrechoquent me fait sursauter. Il va m'emporter d'un moment à l'autre. J'embrasse mes soeurs une dernière fois, c'est pour elles que je ne me rebelle pas. Elles ont besoin d'un toit pas du souvenir d'un frère lâche. Je les aime trop, je ne veux que leur bonheur.
Sa poigne me relève alors que je tenais encore ma plus jeune soeur. Ma main se croche dans son collier et mon poing l'emporte. Je ne le lâche plus.
J'essaye de résister mais je ne peux pas résister à la force de ses bras qui me tirent à l'extérieur. Au moment de passer la porte, tout ce que je vois c'est ma mère qui s'écroule au sol, mon père qui peste et ma soeur, au bord des larmes qui crie mon nom. "Elwë !!"
Tous les soirs suivants ce cri vient me hanter dans mon sommeil. Je revoie ses yeux verts plantés dans les miens sans comprendre pourquoi on m'arrache à ses bras. Le plus horrible est là. Elles n'auront jamais d'explications, mes parents sont trop couards pour tout leur expliquer. Cela vaut mieux, elles s'en seraient voulu.
Ils espéraient sûrement que je ne comprenne pas moi aussi. C'était sans compter sur mon intelligence. Dans mes temps libres j'étudiais toujours le monde et les gens. J'avais développé des compétences plus élevées que la normale et j'analysais avec précision tout ce qui m'entourait. Je trouvais les adultes bien étranges mais ils étaient toujours très prévisibles ce qui les rendaient faciles à comprendre. Ils disaient parfois l'inverse de ce qu'il pensait. Cela se voyait toujours, pourtant les autres adultes ne semblaient pas le remarquer... Ils étaient si pitoyables qu'ils m'avaient dégoûté. Je préférais les animaux, plus simples et moins fourbes. Ceux-ci ne vendent pas leurs enfants pour une poignée de pièces. De toute façon le peu que je dois valoir n'aidera pas ma famille à survivre. Si j'étais resté nous aurions peut-être vécu difficilement et dans la pauvreté mais nous aurions été ensemble, heureux.
En tout cas, moi je ne risque pas de l'être, heureux. L'homme, qui s'appelle en fait Grat', m'a annoncé en ricanant qu'il allait me vendre comme domestique à une riche famille Perle. Et si il y a bien une chose que je sais, c'est que les adultes Perles sont encore pires que les adultes Cendres. Comment vais-je me sortir de cette situation ?
Aujourd'hui
Assis dans ma grande chaise, je réfléchis. Vais-je accepter... refuser ? La récompense est grande mais la victime difficile à atteindre. De toute façon j'ai besoin de cet argent. Je quitte ma chaise et vais m'asseoir sur mon lit. C'est toujours là que j'aiguise mon couteau. Ce n'est pas mon arme favorite mais c'est elle que je vais devoir utiliser ici. Il faudra que je rentre chez la personne qui ne quitte jamais son domicile. Il y aura sûrement un corps à corps et le couteau est dans ce cas plus recommandé.
Mes doigts effleurent la lame tranchante. Mon nom est gravé sur le manche, seul souvenir de mon passé. Noldoria. C'était le nom de mon père. Elwë, mon prénom, provient lui par contre de ma mère. C'est elle qui l'a choisi. Elle disait que c'était le nom d'un homme fort. Elle ne s'était pas trompé. C'est avec ce couteau que j'ai tué Henri, mon maître il y a 10 ans. J'aimais Henri comme un second père. Il m'avait acheté à mon premier maître qui me maltraitait constamment. Je le considérais comme mon sauveur et je le respectais comme un dieu. C'est lui qui m'a éduqué, m'a appris le combat et l'équitation. Il m'a aussi appris à lire et écrire. Un jour il m'avait dit "Un garçon aussi intelligent que toi mérite de s'instruire, Cendre ou Perle." Je ne demandais que ça, je voulais comprendre tout pour pouvoir tout aimer. Finalement je comprend tout pour pouvoir tout haïr. Pour moi, ma vie est un fiasco. Seules les années passées auprès d'Henri m'ont paru agréables. Mais ça s'est mal fini, comme toujours. Henri était vieux et malade. A la fin, il souffrait tellement que j'en étais malade moi-même. Sur son lit de mort il m'a dit que j'avais été la seule personne qu'il avait aimé dans sa vie, qu'il avait toujours rêvé d'avoir un fils et que j'avais été celui-là. Puis il m'avait tendu son couteau et m'avait demandé de l'achever. Je n'avais pas hésité, je lui devais ça.
Ce couteau représente tout ce que je suis. Une machine à tuer, formée par la souffrance que j'ai vécu. Si j'avais été capable d'assassiner Henri alors j'étais capable de tout. Mon futur métier s'est imposé à moi, implacable. Je ne pouvais qu'être un tueur, qu'aurais-je pu faire d'autre ? Je ne savais que ça. Je n'étais pas spécialement instruit, ni doué en mathématiques et surtout pas capable de relations humaines.
Alors maintenant ma vie se résume à ça. Tuer. Tuer sur commande. On me paye toujours grassement. C'est un métier dangereux et on estime que je dois bien vivre. La première paye que j'avais reçu était colossale. J'avais alors pris mon courage à deux mains et avais décidé d'apporter la moitié à ceux qui avait été ma famille. Mais quand j'étais arrivé sur les lieux il n'y avait plus notre maison. Le voisin m'apprit que mon père était mort et que ma mère s'était suicidé. Mes deux soeurs s'étaient enfuis on ne sait où. Certaines rumeurs disaient qu'elles s'étaient fait tuées par les brigands, un peu plus à l'est. J'avais donc définitivement renoncé à les retrouver. Ma vie était vraiment fichue et tout ce que j'attend désormais c'est qu'une de mes missions rate et que je me fasse tuer. Je rejoindrais alors Henri et resterai l'éternité à ses côtés.
Mais mes missions s'enchaînent et je ne meure toujours pas. C'est peut être mieux ainsi, je suis au moins utile à quelques personnes qui ont peur de faire le sale boulot toutes seules. Mon métier me conforte dans l'idée que les hommes sont les pires créatures de notre planète. Leurs desseins sont si macabres et destructeurs qu'ils m'étonnent à chaque fois. Mais bon, je ne cherche pas à faire de la philosophie. On me donne le nom de la victime et j'obéis sans discuter.
Bien sur, je ne suis pas mariée. J'ai trop vu d'horreur pour être agréable. Personne ne me supporterais plus de 5 minutes. Mon cynisme, ma franchise et mon absence de pitié font s'enfuir toute demoiselle ayant un quelconque instinct de conservation. J'ai pourtant un compagnon. Mon chien qui se nomme Chuck. Je lui ai confié le collier de ma soeur que je lui ai attaché autour du cou. Je sais qu'il est le meilleur gardien qui soit et je sais que jamais il ne le perdra. Lui me comprend, il sait que ce collier compte beaucoup pour moi. Et tout comme moi il tue sans éprouver de remords. Un animal ne se pose pas de questions, il fait si il juge cela nécessaire et cela s'arrête là. Pourquoi se repentir sur quelque chose qui est fait? On ne peut de toute façon pas revenir en arrière. Chuck sait que je tue, je reviens souvent couvert de sang et je porte l'odeur de la mort. Mais il se dit que je fais ça pour une raison sûrement valable et qu'il n'y a pas à revenir dessus. Je ferais tout pour mon chien comme il ferait tout pour moi. Nous sommes inséparables et très soudés. Il est mon seul ami et je n'en cherche pas d'autres. Sa seule présence me suffit et je l'aime d'un amour simple, fort et incassable. Un amour comme il en faut dans la vie pour ne pas finir comme ma famille.